5ème anniversaire de l’emprisonnement de Victoire Ingabire Umuhoza le 24.10.2015
Discours de Juan CARRERO
Je viens aujourd’hui à Bruxelles pour, d’abord, me rencontrer avec ceux qui êtes ma famille. Il y a des liens plus étroits que ceux de la famille et les liens nationaux. Ernesto Che Guevara, qui a mis sa vie en danger pour le peuple du Congo, appelait compagnons à ceux qui ne se résignent pas à l’injustice. Et deux millénaires avant, Jésus de Nazareth les appelait frères. Le 20 février 1964, le Che écrivait en réponse à une lettre envoyée depuis Maroc par María Rosario Guevara, dans laquelle elle demandait si elle pouvait être de sa famille:
“Je ne pense pas que nous soyons très proches, mais si vous êtes en mesure de trembler d’indignation chaque fois qu’une injustice est commise dans le monde, nous sommes des compagnons, ce qu’est plus important”.
Il y a deux mille ans, Jésus de Nazareth répondait quelque chose semblable à quelqu’un qui le communiquait que sa mère et ses frères étaient arrivés et qu’ils ne pouvaient pas l’atteindre à cause des nombreuses personnes autour de lui que l’écoutaient.
Et deuxièmement, je viens à Bruxelles aujourd’hui pas autant pour commémorer un événement amer et douloureux pour nous tous, en particulier pour la famille de Victoire, comme pour participer à une célébration remplie d’espoir et vous accompagner dans une sereine fête: pour partager avec vous le cinquième anniversaire pas autant de l’emprisonnement injuste subi par notre bien-aimée Victoire comme du moment où elle a fait un pas important pour la libération du peuple du Rwanda et nous traîna derrière elle. Et je ne parle pas seulement des rwandais et non-rwandais que nous la connaissons, aimons et admirons, sinon de toute l’humanité. Sur la première page du site de notre Fondation S’Olivar il y a depuis près de deux décennies trois phrases du Mahatma Gandhi. Dans la troisième, il dit: “Si une seule personne donne un pas en avant dans la vie, toute l’humanité en profite”. Le Seigneur Jésus connaissait mieux que quiconque ce phénomène d’attraction incroyable et puissant que se produit chaque fois qu’un être humain se livre généreusement pour les autres. Pour cela, un jour il a dit solennellement: “Quand je serai élevé de la terre, j’attirerai tous les hommes vers moi”. Il faisait allusion à son «levage» au Golgotha.
Ce progrès de l’humanité, silencieux mais bien réel, que Victoire a produit, est celui que nous célébrons aujourd’hui. Depuis beaucoup d’années, je suis impressionné par le fait paradoxal que, au milieu de tant d’injustice et souffrance, les esclaves africains étaient capables de chanter avec tant de force des cantiques de victoire. Par le fait qu’ils étaient capables même de composer des spirituels que proclament la gloire du Seigneur. Possiblement peu de fois dans l’histoire un phénomène tellement spéciale est apparu. Sûrement l’extrême souffrance qu’ils ont enduré était essentiel pour que ce phénomène a eu lieu. Le processus historique qui les a conduit là où ils sont maintenant doit être un référent pour les peuples du Rwanda et du Congo. Peuples qui ont souffert comme peu d’autres ont souffert. Peuples que souffrent encore tant de terreur et mort, tant de violence sexuelle et de tout genre, autant d’oppression et pillage de part surtout du régime criminel de Paul Kagame. Peuples qui, en même temps, souffrent aussi tant d’abandon de part de la soi disante communauté internationale. “Communauté internationale” que continue à mettre devant depuis des décades leurs mesquins intérêts économiques sur la vie ou la mort de millions de nos frères qui vivent mal dans cette région dévastée depuis octobre 1990 par une violence que offense, et que fait saigner le coeur du Dieu qui nous a donné la vie et en face duquel tous nous nous trouverons un jour pas très lointain.
Pardonnez-moi si je vous parle dans des termes si explicitement spirituels, mais je ne pourrait parler autrement dans une telle journée spéciale comme aujourd’hui. Un jour où cinq ans de mensonges, injustices et souffrances s’accumulent. Un jour dans lequel sont condensés et matérialisés tant de questions et désirs dans nos coeurs. Comme mon épouse Susana et beaucoup d’amis chers, comme Adolfo Pérez Esquivel et son épouse Amanda, j’ai crû comme être humain et comme activiste par la paix à l’ombre de géants spirituels comme monseigneur Oscar Romero, qu’“au nom de Dieu” priait et ordonnait à des militaires assassins qu’ils arrêtassent de réprimer son peuple. Ou comme Lance du Vasto, le disciple européen de ce Mahatma Gandhi qui, comme il disait, quand il agissait en politique il ne faisait pas d’autre chose que suivre la voix de Dieu, même si cela l’amenât à la mort. En plus, non seulement je suis obligé à parler dans des termes spirituels par mon adhésion intime à la doctrine et le mouvement tant de la non violence que de la théologie de la libération: je ne pourrais parler non plus aujourd’hui de notre chère Victoire dans des termes dans lesquels cette racine spirituelle n’apparaisse pas explicitement, parce que je sais que c’est justement depuis cette racine depuis laquelle elle bouge et que seulement depuis cette racine nous pourrons comprendre tant leur monde intérieur que les décisions existentielles que elle continue à prendre.
Sans racine spirituelle nous ne pourrions pas comprendre non plus l’expérience de libération et le style de nos frères afro-américains. En plus de la souffrance extrême par laquelle ils avaient passé, il y a un autre facteur qu’a été déterminant dans le processus libérateur qu’ils ont parcouru: ils ont compté sur des leaders comme Rosa Parks ou Martin Luther King dont le regard sur la réalité n’était pas seulement politique ou analytique mais aussi compatissant et spirituel, leaders qui étaient au-delà du concept vulgaire de triomphe ou échec, qu’ils écoutaient la douce voix intérieure et agissaient non autant par efficacité que par dignité. Aucun rwandais qui essaye de lutter pour la libération de son peuple ne devrait arrêter de voir de temps en temps, comme qui lit les sacrées écritures, la vidéo de l’impressionnante fin du dernier discours de Martin Luther King, la même nuit avant leur assassinat. Je considère que ses derniers mots publics (prononcées avant de tomber abattu par l’émotion dans un fauteuil proche) ainsi comme le filmage de cette scène sont un bijou du patrimoine spirituel de l’humanité. Je vous facilite ensuite la transcription d’elles, mais cette scène doit être vue:
“Des jours difficiles nous viennent. Mais maintenant ceci ne m’importe pas, parce que j’ai été dans la cime de la montagne. Ceci ne m’importe pas. Comme toute personne, il me plairait de vivre une longue vie. Mais je ne me soucie pas maintenant. Je veux faire seulement la volonté de Dieu. Et Il m’a permis de monter à la montagne. Et j’ai regardé et j’ai vu la Terre Promise. Peut-être je n’arriverai pas là-bas avec vous. Mais je veux que vous sachiez cette nuit que nous arriverons, comme peuple, à la Terre Promise. De sorte que cette nuit je suis heureux, aucune chose ne me préoccupe pas. Je ne crains personne! Mes yeux ont vu la gloire de la venue du Seigneur!”
Les peuples du Rwanda et du Congo ont eu également le don d’avoir des leaders de cette même catégorie. Sans aller au-delà des processus de démocratisation qu’ont commencé dans les années cinquante du XXème siècle, nous pouvons voir comment ils ont surgi dans eux des leaders comme Patrice Lumumba et comme tous les membres des trois groupes ethniques qu’au Rwanda ont été capables de fermer la période féodale avec une violence beaucoup plus petite que celle qu’a éclaté dans l’Inde pendant les campagnes non-violentes que Mahatma Gandhi a conduit jusqu’à l’indépendance. Maintenant, nous avons des leaders comme Victoire, comme Deogratias Mushayidi, comme Bernard Ntaganda et comme tant d’autres moins connus. Pour cela rien ne nous manque pour pouvoir atteindre notre but l’avant possible. Le Rwanda est un pays beaucoup plus petit que l’Afrique du Sud, par exemple, et leurs gens n’ont pas encore reçu les grands appuis internationaux qu’ont reçu les exclus de l’apartheid, mais tout arrivera. N’oublions pas que la lutte du Congrès National Africain a duré plus de décades que les deux que dure déjà la nôtre.
Et qu’est-ce que je peux vous raconter à propos de Victoire que vous ne connaissiez déjà? Peut-être ce que je puisse faire est de vous confirmer sa extraordinaire générosité, son grand désir d’une réconciliation nationale basée sur la vérité et la justice pour tous, et sa profonde spiritualité. Pendant deux semaines d’août 2009 j’ai pu la voir entrer chaque matin dans l’ermitage de S’Olivar pour demander de l’inspiration et de la force pour elle même et pour toutes les ethnies de sa bien-aimée Rwanda. Mais le jour plus dur a été celui dans lequel elle a pu exprimer ce que plus la perturbait et m’a fait la plus intime confidence: ne lui préoccupait pas que le régime lui puisse enlever la vie si elle donnait le pas d’entrer au Rwanda, ce qu’en réalité lui troublait était, comme elle m’a confessé, que son assassinat détachât des massacres incontrôlés comme celles qui se sont détachées après l’assassinat du président Habyarimana. La générosité de sa propre famille lui permettait d’affronter face à face la possibilité de leur propre mort, mais pas la possibilité de la mort de troisièmes personnes.
N’importe lequel d’entre vous peut comprendre ce que j’ai senti à ce moment. Avec quels mots pouvais je répondre à semblable confidence? Quelle responsabilité! C’est plus facile d’avancer un même vers la mort à encourager pour qu’une autre personne fasse des pas vers elle. Après un bref silence, immédiatement la phrase complète de Mahatma Gandhi, à laquelle je me suis référé au début de mon intervention, est venue à mon coeur:
“Je crois en l’unité essentielle de la personne avec tout ce qu’existe. Par conséquent, si une personne prend un pas en avant dans la vie, il bénéficie toute l’humanité. Nous devons accomplir notre devoir et laisser entre les mains de Dieu toute autre chose. La prière a sauvé ma vie.”
De sorte que je lui ai cité la fin d’elle: “Nous devons accomplir notre devoir et laisser entre les mains de Dieu toute autre chose”. Et, du mieux que je pouvais, je lui ai argumenté que les processus libérateurs sont archétypauxs; je lui ai argumenté que la demande de liberté que fait déjà des millénaires -selon le légendaire récit biblique de l’Exode- de la part de Moïse au pharaon seulement a provoqué, dans un premier moment, le durcissement des conditions des esclaves; je lui ai argumenté que la réaction virulente de la part des pouvoirs oppresseurs quand ils sont confrontés, fait partie du processus libérateur… mais que ceci ne doit pas nous empêcher d’écouter la voix de Dieu, accomplir notre devoir et laisser dans ses mains tout le reste, puisque leurs plans dépassent tant les nôtres que nous sommes incapables de contrôler toutes les variables.
Je me suis décidé aussi à lui expliquer qu’en 1996 j’avais subi un processus semblable. Processus que ne connaissait personne hors de mon cercle intime, puisque c’est sûr que ceci aurait été considéré de la folie. Processus qu’a culminé avec le jeûne de quarante-deux jours à Bruxelles dans l’hiver de 1997. Dans l’été de 1996, j’étais tellement choqué par la tragédie que (plus de deux ans après le printemps de 1994) le peuple du Rwanda continuait souffrant, ainsi comme par la passivité du monde “civilisé”, que j’avais pris pratiquement la décision d’effectuer quelque chose qu’était en réalité une “folie”. Tant d’indignité m’étaient tellement insupportable, que j’étais disposé à réaliser une deuxième marche à pied, mais cette fois ne traversant pas l’Europe sûre sinon l’Afrique même. Je prétendais me planter devant Paul Kagame et lui décocher face à face les mêmes mots de monseigneur Oscar Romero: “Au nom de Dieu, arrête d’assassiner tes frères”. Quelque ami m’insistait que ceci serait une action inutile, puisque je n’arriverais même pas vivant en face de Paul Kagame. Et un autre a utilisé le terme kamikaze pour se référer à mon attitude. Je me rappelle que je les répondais avec les mêmes mots de saint François d’Assise à lequel lui disaient qu’il ne pourrait pas traverser le front entre croisés et musulmans pour arriver à la présence du sultan Melek-le-Kamel: “Dieu ne me demande pas d’atteindre l’objectif mais de me mette en marche”.
Le fait c’est qu’alors, providentiellement, Adolfo Pérez Esquivel et leur épouse Amanda, avec lesquels il y avait des années que nous ne nous étions pas trouvés, sont apparus à Majorque tout d’un coup. Et entre tous ils sont arrivés à me convaincre qu’une marche depuis Assise jusqu’à Genève serait beaucoup plus profitable pour les rwandais. À Milan il nous recevrait et donnerait son soutien une dizaine de lauréats du prix Nobel et leurs pétitions nous les apporterions au grand commissaire de l’ONU pour les droits de l’homme, José Ayala Lasso. Et tout est passé comme ça. Et grâce à ces premiers jours, sûrement les mots et les accusations du juge Fernando Andreu (élaborées grâce aux efforts de Jordi Palou et autres professionnels ainsi comme à la décision de tant de témoins) sont arrivées à Paul Kagame beaucoup plus clairement que celles qu’un inconnu comme moi eût pu lui adresser. Il est certain que ça ne semble pas avoir fait impression dans leur conscience durcie, mais nous avons fait notre devoir. De toute façon leurs heures sont comptées et, malheureusement, surtout pour lui, ne semble pas avoir conscience de la grandeur du malheur qui est attiré sur lui même et sur ceux qui secondent leurs crimes, ne semble pas avoir conscience de ce que lui espère à la fin de ses jours.
Par contre, dans la prison, la lucidité et force intérieure de Victoire sont en croissance année après année, de même que Mahatma Gandhi, Nelson Mandela, Adolfo Pérez Esquivel et tant d’autres. Et de cette énergie spirituelle pourra en profiter considérablement dans l’avenir le peuple du Rwanda. Ceci est aussi ce que Susana m’a demandé de vous transmettre, puisque pour elle a été impossible d’annuler un cours que devait impartir dans l’université et voyager avec moi à Bruxelles. Voici son message:
“Je peux seulement me faire présent depuis mon absence. Et je le ferai avec les mots d’une amie, très connectée avec Dieu et avec les maîtres invisibles qui nous guident et aident, une amie que fréquemment pressent adéquatement l’avenir prochain. Après lui avoir demandé des nouvelles de l’avenir de notre aimée et admirée Victoire, elle m’a répondu: ‘Elle ne finira pas d’accomplir dans la prison les années fixées de condamnation. Malgré le silence international complice, leur situation actuelle aura des conséquences positives. Après sa libération elle pourra raconter toute son expérience de ces années et s’appuyer en elle. Leur vie sera un témoignage clé et elle sera reconnue publiquement, ce qui facilitera des actions importantes.’ Après ces prédictions [termine Susana], j’ai compris que Victoire portait son destin et celui de son peuple inscrit dans leur même nom.”
Espérons donc que ça arrive. Unissant dans mon coeur deux continents que j’aime beaucoup, l’Amérique et l’Afrique, j’exprime ici mon profond désir pour qu’aussi au Congo et au Rwanda s’accomplisse ce que Salvador Allende a annoncé pour sa patrie chilienne dans ses derniers mots transmis par radio dans ce néfaste 11 septembre 1973, quand la Force Aérienne avait initié déjà ses bombardements dans la capitale :
Travailleurs de ma Patrie, j’ai de la foi en le Chili et son destin. D’autres hommes surmonteront ce moment sombre et amer où la trahison cherche à prévaloir. Sachez que, beaucoup plus tôt que tard, de nouveau s’ouvriront les grandes peupleraies par où passe l’homme libre, pour construire une société meilleure.
Vive Chili! Vive le peuple! Vive les travailleurs!
Ce sont mes derniers mots, et je suis certain que mon sacrifice ne sera pas en vain, j’ai la certitude qu’au moins ça sera une leçon morale que punira la félonie, la lâcheté et la trahison.
Je finis, donc, cette intervention avec une prière pour que plus tôt que tard on accomplisse aussi les mots de la lettre de Patrice Lumumba à ses fils: “Le Congo aura un avenir merveilleux”. Quand ceci arrivera, signifiera que, aussi déjà, le Rwanda… sera libre à la fin!, libre de la tyrannie et cruauté du régime qu’aujourd’hui continue à porter le malheur aux deux peuples!
Juan Carrerro